Affirmer qu’il faut « rendre le travail à ceux qui le font » partirait du principe que le travail n’appartient pas aux travailleurs ?
Nous sommes, dans les organisations de travail, les héritiers de Taylor. Et son héritage consiste en une rupture anthropologique : la séparation stricte de la conception du travail et de son exécution. Au bureau des méthodes le soin de concevoir le travail et de fixer la productivité associée, aux ouvriers le soin de l’exécuter et de tenir la productivité au quotidien.
Remettons nous dans le contexte : avant le taylorisme, les usines sont peuplées d’ouvriers qui sont en fait des artisans. Ils sont rattachés à des métiers qui détiennent des savoirs (la conception du travail) et des pratiques (l’exécution du travail). Une même personne, en tout cas pour les plus qualifiées d’entre elles, exécute et pense son travail en même temps, ce qui lui permet d’ajuster ses pratiques à partir de l’action.
Le taylorisme est donc une « amputation » de la capacité à concevoir son travail à partir de son expérience.
Or c’est cette part du travail qui permet de différencier un humain d’une machine. Celle par laquelle nous exerçons notre liberté et qui nous permet de nous reconnaitre dans notre travail, celle par laquelle « nous sommes pour quelque chose dans ce que nous faisons ».
Avec cette part manquante, le travail n’appartient pas complètement à ceux qui le font.
Mais, nous ne sommes plus au début du XXe siècle, le taylorisme a vécu et nous sommes passés à autre chose ?
Nous avons changé d’époque mais pas de culture organisationnelle.
Quand une entreprise souhaite revoir tel ou tel processus qui manquerait d’efficience, elle nomme un chef de projet qui sollicitera les opérationnels pour identifier ce qui dysfonctionne. Mais la conception finale sera le plus souvent le fait d’une équipe d’experts qui décidera de la manière de travailler et qui déploiera ce nouveau processus auprès des opérationnels qui devront s’y conformer.
De même, quand une entreprise installe un progiciel pour assurer une gestion intégrée de son activité, elle fera appel à des consultants qui reconcevront les processus métiers pour qu’ils soient le plus proches des processus standards de l’outil. Et demain lorsque l’outil sera déployé, les opérateurs devront s’y conformer.
Dans les deux cas la logique taylorienne reste très actuelle : aux experts le soin de concevoir le travail, aux opérateurs le soin de l’exécuter.
Mais les opérateurs et les opératrices ne sont pas des machines ?
Effectivement. Et c’est la revanche de l’intelligence.
Même si les planificateurs passent beaucoup d’énergie à rendre le futur prévisible, dans les faits la marche normale de nos organisations c’est l’incertitude. Et sa traduction dans le travail quotidien ce sont tous les aléas que les opérateurs rencontrent.
C’est ce qui a amené les ergonomes à la conclusion qu’il y a un écart irréductible entre le travail tel qu’il devrait se produire (le travail prescrit, les objectifs, les règles, les procédures) et la façon dont il se présente réellement au travailleur (le travail réel fait de toutes les variabilités). Et que l’activité de travail ne consiste pas seulement à exécuter mais tout autant à réguler cet écart au sens d’ajuster les règles pour dépasser ce qui résiste.
Donc face à ce qui n’était pas prévu les personnes pensent et organisent leur travail. Mais le plus couramment elles le font de façon masquée car il est dangereux et coûteux de révéler aux experts de l’organisation que les procédures sont faillibles.
Alors les opérateurs deviennent des pirates : dans leur coin, loin du regard des autres, ils modifient les règles pour tenir les objectifs. Et ils ne le font pas contre l’organisation mais pour eux même, pour pouvoir se reconnaitre dans un travail bien fait.
Mais à bien y réfléchir ce ne sont pas des pirates, ce sont des corsaires : le pirate travaille pour lui alors que le corsaire travaille pour le roi. Et dans les faits, avec ce travail d’ajustement au quotidien, avec ces trouvailles élégantes, avec cette innovation ordinaire, les opérateurs travaillent pour la performance de leur organisation.
Alors comment faire en sorte de « rendre le travail à ceux qui le font » ?
Il faut, à nouveaux frais, envisager les opérateurs comme des « artisans » avec une capacité de penser leur travail tout autant qu’ils l’exécutent.
Il faut leur reconnaître une intelligence sur leur travail qui n’est pas l’apanage des experts ni du management.
Changer de regard sur ceux qui réalisent le travail implique de changer les postures et les pratiques de management : il faut aller vers un « management du travail » entendu comme la volonté d’être en soutien à cette activité de régulation qui permet de faire tenir ce qui est prévu et ce qui est.
C’est assigner aux managers et aux experts la mission de rendre les opérateurs capables de décider sur ce qui les concerne.
C’est à ces conditions que nous pourrons « rendre le travail à ceux qui le font » et c’est ce qui fait la raison d’être de mon activité.