Je suis un observateur régulier du travail.
Quand j’interviens dans une organisation, quelle que soit la mission confiée, je fais en sorte d’avoir un temps d’observation de ceux qui font le travail. Dans un magasin logistique je suis sur le chariot des caristes, dans les environnements tertiaire je m’assois à côté de l’ordinateur, dans un supermarché je me mets derrière la caisse. Au plus près du travail.
Et j’ai noté que mes observations se déroulent toujours de la même façon.
Les 3 temps d’une observation du travail
Temps 1 – l’apprivoisement : J’arrive le matin et je vais à la rencontre de la personne que je dois observer. La première réaction est toujours empreinte d’une forme de méfiance, ne sachant pas si on doit me situer comme un auditeur, un évaluateur, ou une personne qui a du temps à perdre.
Donc au début j’ai le droit au manuel d’entreprise : « Dans cette situation je dois faire comme ça … », « pour cette tâche la procédure indique que … » et à chaque fois je pose les mêmes questions sans jamais porter le moindre jugement : « Et là qu’est-ce que vous faites ? Et ça se passe toujours comme prévu ? » à laquelle j’ai le plus couramment des réponses évasives.
Temps 2 – la pause de 10h : quand vient la pause, l’ambiance se réchauffe avec le café. On fait alors connaissance, ce qui a amené la personne dans ce poste, ses joies, ses peines, les relations avec les collègues et la hiérarchie. Bref elle finit par se dire que je ne suis pas là pour la juger et qu’il y a peu de chances pour que ma présence lui nuise.
Temps 3 – la réalité du travail : quand on revient de la pause je reprends mon observation avec le même questionnement. Et c’est toujours à ce moment que se dévoile la réalité de ce que fait la personne avec cette formule toujours à peu près identique « là, vous voyez, je devrais faire faire comme ça mais en fait je fais autrement. Mais je vous demande de ne pas en parler ».
Et s’engage alors un dialogue passionnant pour comprendre ce qui l’empêche de faire comme prévu, comment elle a trouvé cette astuce, ce que ça lui permet, … .
J’ai enfin accès au travail « réel », celui qui est traversé par les aléas du quotidien, celui qui ne se passe pas comme prévu.
Et je vois aussi émerger toutes les stratégies pour contourner, faire avec, bref tout ce qui permet de « dépasser ce qui résiste ».
En écoutant les personnes me parler de leur travail je comprends que ces ajustements, petits ou grands, sont le lieu de la satisfaction, celle que procurent les solutions malignes qui permettent de tenir les objectifs et de faire du bon travail.
Les pirates du travail quotidien
Ces personnes sont des pirates : pour pouvoir tenir la production avec les aléas qu’elles rencontrent, elles ajustent, en secret, les règles qui leur sont données par les chefs ou les experts. Elles le font au plus près du travail, comme autant d’innovations ordinaires invisibles des organisateurs.
Et mon expérience me prouve que les pirates sont nombreux. Que l’essentiel des hommes et des femmes au travail ne respectent pas strictement ce qu’on leur demande de faire mais réparent les failles de procédures qui n’avaient pas prévu tous les cas d’usages qui se présentent.
Les questions qui viennent
Ce constat amène à bien des questions :
- Comment devient on un pirate ? Y a-t-il des prédispositions ou est-ce qu’un pirate sommeille en chacun de nous ?
- A quoi servent les pirates et est-ce que les pirates sont des tricheurs ?
- Si demain tous les pirates cessent leurs actes de piraterie, quelles conséquences pour les organisations et pour les personnes ?
- Pourquoi les actes de piraterie ne sont jamais révélés au grand jour ?
- Si il y a des pirates c’est que les procédures sont faillibles. Donc est-ce que les gens qui écrivent des procédures avec des failles sont stupides ?
- Est-ce que le futur est à ce point prévisible qu’on pourrait le faire tenir dans une procédure ?
- Alors à quoi ça sert d’organiser le travail si il ne se déroule pas comme prévu ?
- Existe-t-il des pirates chez les managers ?
Autant de questions qui nous permettront d’envisager un nouveau regard sur le travail.